Innovations technologiques en contexte professionnel, perspectives historiques et scientifiques pour les sciences de l’information et de la communication
Nous avons donc voulu aujourd’hui traiter des « Innovations technologiques en contexte professionnel ». Evidemment, ce sont les dispositifs numériques qui prennent une place centrale aujourd’hui dans les analyses comme on le verra dans les communications des collègues. Dispositifs numériques donc et comme disent certains, dispositifs sociotechniques de l’information et de la communication ou DISTIC parce qu’évidemment, on ne sépare pas la technique du social dans les analyses. On ne peut pas penser une innovation technologique sans penser une innovation organisationnelle ou sociale. Qui dit innovation dit nécessairement intrication avec un corps social ou un corps organisationnel et c’est ce qui fait la différence avec l’invention. On est en tout cas bien obligé de constater que les innovations technologiques, disons les DISTIC, s’insèrent de plus en plus dans notre vie quotidienne dont la vie professionnelle fait partie. Les médias sociaux, les terminaux mobiles, les plateformes collaboratives, les logiciels en tout genre… le rêve de la « killer application », c’est-à-dire l’application qui permettrait de réunir l’ensemble des flux d’information sur un seul terminal, s’éloignent de plus en plus mais reste cependant très prégnant dans de nombreuses organisations.
En tout cas, les objets numériques affectent nos façons de travailler ensemble, nos manières de développer des connaissances, à tel point que le terme de « culture numérique » (Doueihi, 2013) a émergé, culture au sens anthropologique du terme. Evidemment, cette nouvelle culture numérique qui émerge s’insère nécessairement dans des pratiques cristallisées, dans des identités professionnelles, dans des traditions, dans des routines organisationnelles…. Et ce qui est notamment intéressant d’observer donc, c’est la manière dont ces dispositifs reconfigurent les cultures, les formes d’activité, comment les utilisateurs détournent ces innovations, braconnent, comment ces innovations s’inscrivent dans des contextes professionnels particuliers. C’est pourquoi le sous-titre de ces journées d’études est « Continuités et ruptures dans les conceptions et les pratiques ». Que ce soit dans les organisations de santé, dans des organismes publics, dans des agences qui développent des objets numériques, dans des PME… l’angle de ces journées d’études est d’étudier ces innovations technologiques et organisationnelles dans leur relation avec des contextes professionnels particuliers qui vont avoir une pratique spécifique de ces innovations.
Et pour comprendre la conception de ces innovations et les pratiques qui y sont associées, nous avons tout intérêt à dialoguer entre disciplines, et c’est aussi le sens de ces journées qui font intervenir les sciences de l’ingénieur, l’économie, la sociologie, l’ergonomie, le droit, les sciences de l’information et de la communication et même la neuro-radiologie pour la table-ronde e-santé, etc.
Mais si l’on prend le strict point de vue des sciences de l’information et de la communication, quel pourrait être l’ancrage scientifique ? En quoi les notions d’information et de communication peuvent nous aider à penser les innovations technologiques ?
L’une des options est peut-être de revenir à Norbert Wiener et aux conférences Macy pour mettre tout ça en perspective.
Wiener, mathématicien, physicien, développe une réflexion, que l’on retrouve dans les dix conférences Macy qui vont se tenir de 1946 à 1953. Dès les premières conférences qui rassemblent sciences exactes et sciences sociales, les chercheurs cherchent à comparer l’ordinateur à un cerveau, ce qui ouvre sur les questions de cognition et de modélisation de la connaissance. On va ici avoir une théorie de l’information qui émerge et qui va permettre de décrire les phénomènes d’interaction dans des environnements technologiques et sociaux.
On est dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, et on a des scientifiques qui travaillent sur les problèmes de prédiction et notamment donc Wiener sur les systèmes de DCA (Défense Contre Avion) ou comment anticiper sur le comportement d’un avion ? Et c’est le concept d’information qui va être identifié pour décrire le couplage entre les radars et les canons de DCA. La notion d’information « comme étant la grandeur circulant dans les boucles de rétroaction » (Segal, p. 67). A la fin de la guerre dans les années 1940, on a donc une véritable «théorie de l’information» qui nait, et qui est ensuite appliquée afin de comprendre le fonctionnement de l’esprit humain dans l’acquisition des connaissances.
On pourrait donc dater la naissance de la théorie de l’information à 1948. Shannon publie cette année-là La Théorie mathématique de la communication. Et Wiener, lui, publie Cybernétique ou théorie de la commande et de la communication dans l’animal et la machine. C’est lui qui élargit la théorie mathématique de la communication proposée par Shannon. Wiener présente un projet beaucoup plus ambitieux : unifier plusieurs disciplines autour des concepts clés : information, communication et rétrocontrôle. Nous avons donc toute une analogie qui se développe entre les ordinateurs et le cerveau que l’on va retrouver dans les titres des communications pendant les conférences Macy.
Le titre de l’intervention de Von Neumann par exemple lors de la première conférence Macy est : « Les machines à calculer, leur comportement formel, notamment pour la mémoire, l’apprentissage et l’enregistrement ». Bateson dira aussi « qu’en anthropologie de nombreux rites peuvent être traduits en termes de mécanismes homéo statiques destinés à assurer la pérennité du groupe social » (Segal, p. 189). L’information et la communication comme dispositif de régulation dans des systèmes complexes deviennent des notions centrales.
Ce qui ouvre sur la question de la cognition. Comment l’information et la connaissance circulent-elles dans ces boucles de rétroactions ? Dans ces situations de couplage ? Comment rendre compte de ces processus ? Ce sont des réflexions qui, à la suite des conférences Macy, vont prendre au moins deux directions : l’une vers l’intelligence artificielle, et l’autre vers un courant économique et managérial.
Du côté de l’intelligence artificielle, on a par exemple Shannon qui dépose en 1956 une demande de financement qui précise : « Nous proposons qu’une étude de deux mois avec dix hommes, sur l’intelligence artificielle, soit menée durant l’été 1956 au Darmouth College de Hanover, dans le New Hampshire. L’étude consiste à partir de l’hypothèse selon laquelle tous les aspects de l’apprentissage ou toute autre partie de l’intelligence peut en principe être si précisément décrite qu’une machine peut être faite pour la simuler » (Segal, 2004). Shannon dira lui-même qu’il a pris conscience du fait que les ordinateurs pourraient représenter « un outil beaucoup plus général et plus puissant » qu’une machine à calculer. C’est-à-dire l’idée selon laquelle ces nouvelles machines sont susceptibles de cristalliser de l’intelligence humaine, de cristalliser de la mémoire, de cristalliser des gestes, de cristalliser des processus cognitifs. Sous cet aspect, la cybernétique peut donc être considérée comme l’ancêtre des sciences cognitives.
Je pense qu’il faut associer ce courant de recherche avec un courant économique et managérial.
Nous avons Penrose qui sort en 1959 « Theory of the growth of the firm » et explique qu’une entreprise subit une perte de capital lorsqu’un salarié quitte l’entreprise.Tout à coup, la connaissance acquiert une valeur économique. Et ça, ça a ouvert la voie au fait de placer le savoir au cœur des processus de production de valeur. Et donc on a toute une réflexion autour des notions d’information et de connaissance. Mais comment conserver cette connaissance ? Et où est-elle ? Est-ce qu’elle est seulement dans la tête des gens ? Certainement que non puisqu’on a vu que les ordinateurs étaient en capacité de cristalliser de l’intelligence.
Cette question a notamment été abordée par Nelson et Winter à travers les notions de répertoire de connaissances et de routines organisationnelles. Ils sortent un bouquin en 1982 qui s’appelle « An evolutionary theory of economic change ». Ils montrent que la connaissance se trouve en fait dans les routines organisationnelles, c’est-à-dire dans les manières de faire, dans l’exercice quotidien des connaissances accumulées par l’organisation de travail. Mais ce constat implique évidemment une chose. Si la connaissance réside dans le développement d’un processus de travail plus ou moins coordonné, ça signifie que la connaissance est totalement distribuée dans l’environnement entre des individus et des dispositifs machiniques.
On peut donc observer les dispositifs numériques comme des dispositifs de mémoire, des dispositifs distribués qui ont accumulé des connaissances et qui sont en capacité de les mobiliser. Hutchins est l’un de ces auteurs qui a montré la capacité d’un cockpit d’avion à se souvenir de ses vitesses par exemple. Mais plus près de nous, Jean-Max Noyer a aussi exploré cette question de la mémoire qui renvoie aussi à la question des dispositifs cognitifs.
Ce qu’il s’agit d’analyser, ce sont des dispositifs cognitifs, ce sont des activités professionnelles qui se caractérisent « de plus en plus par un travail de coopération entre hommes et machines grâce à la mise en place de systèmes informatiques distribués » (Turner, 1991).
Cette approche s’applique à de nombreux terrains d’observation. Prenons l’exemple du logement social sur lequel je travaille. Comment penser les innovations technologiques dans les processus de construction et de réhabilitation des logements sociaux ? Ce sont des processus qui sont en voie de numérisation et qui implique la collaboration d’un ensemble d’acteurs très différents : élus, maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, architecte, entreprises, habitants… et donc qui implique la collaboration d’un ensemble de systèmes techniques très différents, de systèmes de connaissances différents, de représentation, de routines organisationnelles… La numérisation des collaborations est donc une numérisation des processus cognitifs qui se sont cristallisées dans des objets et des routines.
L’USH, l’Union Sociale pour l’Habitat, est encouragé par de nombreux éditeurs de logiciel et par la vague déferlante du numérique, à ouvrir une réflexion pour développer ce qu’ils appellent le bâtiment numérique. C’est-à-dire travailler à la numérisation des processus professionnels pour favoriser la collaboration entre tous les acteurs d’un projet de construction ou de réhabilitation. On y retrouve le discours utopique selon lequel la numérisation va permettre de produire des logements de meilleure qualité. Mais l’enjeu est bien de comprendre comment les pratiques se sont cristallisées dans des procédures et comment les innovations technologiques et organisationnelles vont venir bouleverser les manières de faire instituées. Il y a des enjeux évidents de mémoire organisationnelle, d’accompagnement du changement, des enjeux d’information au sens de ce qui va permettre à cet environnement complexe de tenir ensemble, ce qui va transiter dans les boucles de rétroaction.
Cela fait environ une vingtaine d’années que le numérique est appelé à modifier les pratiques et la collaboration entre tous les acteurs de la chaîne de construction. Mais la révolution perpétuellement annoncée n’est pas là. Nous nous inscrivons plutôt dans des évolutions de long terme où le contexte de chaque projet et de chaque acteur doit fortement être pris en compte. Le désir de créer une interface numérique unique pour mener les projets de construction et de réhabilitation apparaît à bien des égards comme un projet utopique qui a le défaut majeur de ne pas prendre en compte l’histoire et la mémoire technique et organisationnelle de chaque acteur.
L’information et la connaissance sont donc deux concepts clefs pour comprendre les innovations technologiques, l’information désignant ce qui permet de maintenir la régulation dans un système complexe et la connaissance comme ce processus d’interaction et de couplage entre la technique et les acteurs.
Bibliographie
M. Doueihi, Qu’est-ce que le numérique ?, Presses universitaires de France, Paris, 2013.
E. Hutchins, How a cockpit remembers its speeds, cognitive science, 19, 265-288, 1995
D. A. Norman, (1993), « Les artefacts cognitifs », dans Bernard Conein, Nicolas. Dodier et Laurent Thévenot (dir.), Les objets dans l’action, Raisons pratiques, n° 4, Paris, Éditions de l’EHESS, p. 15-34, 1993.
J.-M. Noyer, Vers une nouvelle économie politique de l’intelligence, In Solaris, n° 1, Presses Universitaires de Rennes, 1994. http://gabriel.gallezot.free.fr/Solaris/d01/1noyer1.html
E.T. Penrose, The theory of the growth of the firm, New-York, Wiley, 1959.
J. Segal, Le zéro et le un. Histoire de la notion scientifique d’information au 20e siècle, Editions Syllepse, Paris, 2003.
J. Segal, Du comportement des avions ennemis aux modélisations de la connaissance : la notion scientifique et technique d’information, Intellectica, 2004/2, 39, pp. 55-77
G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier-Montaigne, Paris, 1969.
W. Turner, L’impact des réseaux sur les conceptions documentaires dans les entreprises, Colloque ENSSIB, Lyon, Nov. 1991.